Etre un moment SDF (Chronique journal LE MONDE du 9/2/11)
Fin des années
soixante-dix, Paris. C’est le dernier jour du mois de juin. Demain une
partie de l’équipe qui travaille avec moi part en vacance.
Avant cette traditionnelle séparation estivale, nous éprouvons le besoin d’aller prendre un pot à la sortie du bureau.
Nous sommes cinq ou six, tout le monde est détendu, chacun parle de ses
congés, de ses projets et comme il fait très chaud nous buvons des
demis de bière. Pour respecter la tradition, chacun paye sa tournée.
Vers dix-neuf heures nous nous séparons, bonnes vacances à ceux qui partent, rendez vous lundi à ceux qui restent.
Je prends le métro, mais assez vite je me sens mal à l’aise. J'en
connais la cause : je ne bois jamais de bière et je sens déjà les effets
de ces cinq ou six demis.
Au fil des stations, la chaleur aidant,
mon malaise augmente. Arrivé à la station Place d’Italie, là où je dois
changer de ligne, la nausée me gagne, j’ai du mal à respirer et j’ai
conscience qu’il m’est impossible de poursuivre mon parcours, je suis
vraiment malade. Je ressens un besoin impératif de prendre l’air. Au
lieu de m'acheminer vers ma correspondance je décide de sortir très vite
hors de la station.
C’est avec peine que je réussis à franchir une
dernière porte, je suis au bas des escaliers de la bouche de métro, je
ne vais pas plus loin, je m’affale là sur les dernières marches.
Depuis combien de temps suis-je ici ? Je ne sais pas, mais de minute en
minute je distingue clairement le va-et-vient incessant des gens qui
entrent et qui sortent, certains involontairement me choque ou me
bouscule, mais le bruit de leurs pas me berce un peu.
Et puis tout à
coup je sens une main sur mon épaule qui me secoue, je relève la tête
et je vois une grand-mère, porte — monnaie à la main, qui me tend une
pièce et qui me dit dans le creux de l’oreille « tenez monsieur, allez
manger».
J’écarquille les yeux, comme piqué aux fesses déjà je suis
debout, jamais je ne me suis mis debout si vite. Je m’engouffre dans les
couloirs, j’entends la voix de la petite vieille «excusez moi monsieur,
je me suis trompé».
Mais je suis déjà loin, je détale, je ne suis plus malade, la honte m’a dégrisé.
Devant notre indifférence face à ces hommes sans domicile fixe, face à
ce malheur qui s’étale et qui s’est banalisé, ne devrions-nous pas tous
subir cette espèce d’électrochoc pour nous ouvrir d’abord les yeux et
ensuite le cœur. Si j’en parle aujourd’hui c’est parce que je m’en
souviens encore et que mon comportement n’a plus jamais été le même
après cette confrontation avec mon humiliation.
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